Je n'en reviens pas que cela fasse bientôt dix ans.

C'est étrange il est tout le temps là. A l'instant où j'écris il est là par exemple parce que j'ai dans mon champ de vision comme chaque jour le carnet dans lequel il avait écrit et qu'il m'a confié. Je l'ai précieusement gardé, avec un sentiment ambivalent. Parce qu'il me l'a donné pendant sa phase maniaque. Cette fameuse phase où je ne comprenais absolument pas pourquoi il était en permanence survolté et qui a fini par me taper sur les nerfs.

Et donc dans ce carnet il y a une histoire. Une histoire courte et illisible. Sur la couverture (ce sont en réalité des feuilles reliées à la va-vite avec un lien rigide qui se détache à moitié, certaines pages ont été collées et on devine d'autres notes en dessous) il y a écrit "un coeur à gauche". Et j'ai beaucoup de mal à lire le contenu. Déjà parce que ça me rend très triste, et aussi pour une raison plus terre à terre : c'est très difficilement lisible et plus encore au fil des pages. Je n'ai pas le courage de le feuilleter maintenant mais je sais que ça parle entre autres d'enfants. Je me souviens qu'il avait vraiment une sorte de traumatisme par rapport aux enfants, qu'il en voulait mais que le hasard des évènements successifs l'avait privé d'en avoir. Il m'en avait parlé et j'avais vu une sorte de faille. Mais quand il m'en avait parlé il était déjà dans sa phase extatique et je crois que son discours avait un peu été noyé là dedans.

Enfin bref, en tout cas je me souviens qu'un jour il m'a demandé de le rejoindre dans un petit parc à côté de chez nous. Je l'ai rejoint et il n'avait pas de chaussures (ça lui arrivait parfois dans cette période là), il avait les pieds dégueulasses et on avait discuté un moment. Je crois qu'à ce moment là il m'avait parlé d'une chanson qu'il avait écrite et qu'il m'a envoyée un peu après. Je l'ai toujours et ça aussi j'ai du mal à l'écouter parce que ça me rappelle bien trop violemment son absence et surtout qu'il l'a enregistré dans ce tourbillon qu'il traversait et qui moi a fini par m'agacer. Et puis on était assis sur l'herbe dans le parc et il m'a confié ce carnet. Ça avait l'air important pour lui que je l'aie donc je l'ai pris. Et je crois que je n'ai pas réussi à le lire à ce moment là non plus. Peut être parce que ma patience était déjà émoussée, peut être parce que j'avais peur de ce que j'allais éventuellement lire, peut être parce que je me doutais malgré tout qu'il y avait un problème. Je ne sais pas. En tout cas je l'ai seulement ouvert, j'ai dû regarder deux pages, puis je l'ai consigné sous clé. Et je ne l'ai pas relu jusqu'à bien après qu'il soit mort. Tout comme j'ai mis une éternité à arriver à écouter son enregistrement une fois qu'il était décédé.

J'avais dix dans de moins que lui et je n'avais jamais été confrontée à une telle situation, je ne savais même pas que ça existait, la bipolarité, j'avais juste vu qu'il se passait quelque chose de très étrange. J'aurais dû bien plus m'inquiéter. J'y ai tellement repensé. Quand ses parents ont prononcé les mots de "trouble bipôlaire" je n'avais aucune idée de ce que c'était. Et ensuite, petit à petit je me suis renseignée. Et je suis tombée des nues puisque tout ce que je lisais, notamment sur les phase maniaques ou hypomaniaques, renvoyait à ce que j'avais observé au cours de ces mois du début de l'année 2011. Le côté exalté pour tout (il m'a dit un jour que ses amis le gonflaient parce qu'ils étaient persuadés qu'il se droguait alors que pas du tout), l'énergie débordante, le fait de ne plus dormir, la prise de poids, le fait de faire beaucoup de choses, de sortir beaucoup, d'aller marcher partout toute la journée, de parler beaucoup, de lancer beaucoup de projets sans réel autre fondement qu'une certitude interne que ça allait marcher, cette confiance en soi débordante. Et tous les côtés terribles de cet état de fait, le fait de se ruiner financièrement, de quitter son travail en imaginant pouvoir s'en sortir, le fait d'être abusé par des gens en leur accordant à la seconde une confiance aveugle. Et après toute cette euphorie, ce papillonnement, la chute, le passage en phase dépressive, la prise de conscience d'avoir eu ces comportements, la honte écrasante.

Il a traversé tout ça et je n'ai rien vu. J'ai bien été agacée par le fait qu'il parte dans tous les sens, surtout qu'à cette période il avait quitté son travail et il voulait lancer sa boîte et moi il m'avait proposé d'y travailler avec lui. Je m'y accrochais beaucoup parce que je n'avais pas de "vrai" travail et j'ai finalement été découragée en m'apercevant que tout ça reposait sur du vent. Qu'il n'y avait pas de vrai projet et qu'il s'était embarqué dans une sorte de délire à grande échelle. Donc oui, au moment où il est retombé moi j'en avais marre, et donc je ne l'ai pas vu sombrer. Je m'étais relancé dans des démarches pour trouver un travail, puisque j'avais compris qu'avec lui ça n'allait pas aboutir.

Vincent 3/3

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